Il a fait du cinéma sa vie, et les salles le lui rendent. Ousmane Sembène, dans le cadre de son centenaire, est ainsi célébré. Célébré certes, mais plus prophète ailleurs que chez lui, selon ce qu’en ressent son fils, Moussa. Sembène, le père, a pour sa part posé des jalons et est parti. Parti pour rester.
Un homme avance, qui boite ! Un chien aboie, qui se fait entendre dans la nuit. La nuit a mangé l’espace et l’homme boite, guidé de petites lueurs. Aloyse pénètre dans une pièce, allume une lampe. La nuit s’estompe, une image du Christ apparaît, illuminée par Aloyse et sa lampe. Aloyse qui ne vient pourtant pas pour apporter une nouvelle de lumière. « Papa est mort ». Ousmane Sembène, le maître a bien formulé l’ouverture de Guelwaar. La lumière de l’écran du Seanema se projette sur des têtes à la chevelure grisée par l’âge. D’autres, moins âgés, sont dans la salle noire. Sept à soixante-dix-sept ans, disons, et qui viennent revoir un des monuments de celui qui, s’il vivait encore, aurait eu cent ans. Cent ans, Sembène Ousmane, et tous les âges revivifient l’esprit d’un mort vivant au-delà de sa mort. Et parce que son art est éternel…
Une hémorragie a emporté un homme. Une autre saigne l’administration qui dénigre Barthélemy, fils du mort. Le ciel, lui, retient son hémorragie, ne se fend pas et Thiès, privée d’eau, meurt de sa petite sécheresse. La terre, en hémorragie, se fend et reflète l’absence d’hémorragie céleste. Le parti politique (composé de « perroquets »), malade jusqu’à l’hémorragie, affame le Peuple (lâche, lui, jusqu’à se taire lorsque son Guelwaar est assassiné pour avoir parlé en leur nom) en détournant l’aide à lui destinée. Le cadavre du mort d’hémorragie ? Disparu ! Le corps social fera bientôt son hémorragie : chrétiens contre musulmans, le mort adepte du Christ étant enterré dans le cimetière des musulmans ! Guelwaar, le révolutionnaire, éventrera les sacs de riz venus sous forme d’aide : cette aide qui cause une hémorragie dans l’âme de l’honneur de ceux qui la reçoivent… Il aura éventré ses sacs en esprit, puisque ce fut à des enfants que cette tâche symbolique sera dévolue. Sans doute, l’impact du fameux discours de Pierre dans l’esprit des mômes.
Guelwaar de Sembène, un révolutionnaire au «caractère de cochon» (dans les sous-titres), un homme au lourd héritage, un Guelwaar avec aussi ses tares ! C’est le père d’un Barthélemy ni blanc parce qu’évidemment noir et ni noir parce qu’intérieurement blanc ! Guelwaar, père d’une fille qui se vend à Dakar pour tenir la maison au village ! Guelwaar, père d’un Aloyse handicapé par un accident ! Guelwaar, père de sept enfants dont quatre morts et trois décrits plus hauts : sa femme, Nogoy Marie, l’a presque maudit dans une scène à l’éclairage aussi obscur que le monologue qu’elle montre. Guelwaar ou Ousmane Sembène qui dit ces choses-là et bien d’autres. Ces choses du pays. « Au Sénégal, notre pays… Au Sénégal » (parole de l’Abbé).
Guelwaar, « l’index », Guelwaar, les cinq doigts, la main tendue ! Guelwaar, le discours d’hier pour une vérité d’aujourd’hui. Discours accompagné d’un Baba Maal à piquer la sensibilité de quiconque. Guelwaar est un problème à « régler en douce », selon le Préfet. « Ce fou de Pierre-Henri », comme dit le député-maire qui pèse récupération de mérite, élection à venir et distribution de vivres. Et Guelwaar, car « il ne peut pas y avoir de la vertu dans la misère et la pauvreté ». Comme dit un autre personnage du film de 1992. 1992 ? « Tu prends un film comme Le Mandat, jusqu’à maintenant, c’est la même chose. C’est un sujet d’actualité ! 1992-2023, Guelwaar demeure un sujet d’actualité, dit la famille Sembène…
Sentir le pouls du Peuple, retranscrire la réalité en fiction
« C’est vraiment le miroir du Sénégal ! » C’est le fils de Ousmane, Moussa, qui parle ainsi du film de son père inspiré d’un fait divers authentique. Il considère que ce n’est pas seulement à limiter à la politique. Une fresque sociale, alors. Le fils Sembène donne aussi des détails de qui était le père. Il lui revient à l’esprit l’image d’un père que le jeune qu’il a été trouvait dur. Aujourd’hui, avec l’âge, c’est un « qui aime bien châtie bien » qu’il lâche. Ses souvenirs pourraient en outre aider à faire le lien avec le tempérament du cinéaste et le personnage Pierre-Henri Thioune. « La révolution pour lui, c’était à la maison, avant de sortir dans la rue ». Que de sacrifices consentis, Ousmane. Que d’investissements faits, Sembène.
Mais, dit le fils, « il fallait que quelqu’un le fasse. Il l’a fait. Tout l’argent qu’il avait, il l’a mis dans son boulot. Il ne l’a pas fait juste pour le Sénégal, c’était pour l’Afrique ». Et Ousmane Sembène, ne serait-il pas Pierre-Henri, jusque dans la destinée réservée aux deux par celles et ceux pour qui ils parlaient, dénonçaient, montraient ? Dans tous les cas, le fils sent que le père est plus prophète ailleurs que chez lui. « Moi, dit Moussa, je me sens mieux au Burkina qu’ici. Je sens plus la présence de mon père » au pays des hommes intègres. Monument, avenue… Et comme son père et le personnage central du film de son père, Moussa souligne que «ñaanu ñu quoi ». Il souligne que personne n’est supplié d’honorer Sembène de l’honneur qui lui sied ! A-t-il d’ailleurs demandé une once de reconnaissance ! Pour être connu et vivre dans l’opulence ? Ousmane Sembène n’a pas fait du cinéma pour être connu et vivre dans l’opulence.
« C’était un homme du Peuple, il s’identifiait au Peuple. C’est juste que lui, il sent le pouls de la société » et « il essayait de s’exprimer. Si on le comprend, on le comprend. Si on ne le comprend pas, on ne le comprend pas ». L’essentiel étant que lui, « il a essayé. Maintenant, le reste, c’est à nous de le faire ». Peut-être comme Sembène l’a fait faire à ces personnages qui, malgré tout, ont trouvé une solution au problème du cadavre qui n’était pas à sa place.